LE MARTYRE, UNE SPIRITUALITE DE NOS JOURS

LE MARTYRE, UNE SPIRITUALITE DE NOS JOURS

1 Introduction

La situation dans laquelle nous vivons aujourd’hui nous invite à réfléchir sur le martyre, comme une spiritualité de nos jours. L’histoire chrétienne des martyrs, aux yeux des baptisés d’aujourd’hui, est pleine d’exemples et de leçons. Ces hommes et ces femmes, qui ont volontairement, librement, donné leur vie pour le Christ, sont à l’avant-garde des troupes que l’Eglise engage éternellement dans le combat pour la défense de sa foi, des combats qui, malheureusement, ne sont pas achevés… Pour cela, considérer la spiritualité des martyrs et son application dans nos vies, peut nous aider à aller à contre-courant dans cette société laïque qui cherche à nous éloigner du Christ et à tenir le coup dans les moments difficiles[1].

 

2 Que signifie donc l’exemple des martyrs ? Qu’ont-ils à nous apprendre ?

Au long des récits des actes des martyrs, en particulier ceux des martyrs d’Afrique du Nord[2], l’impression qui s’impose à l’esprit est celle d’un courage si sublime que, sur le seul plan humain, nous les considérons comme des héros… Du plus célèbre au plus obscur, ils font preuve, face à la mort, d’une fermeté d’âme et d’un calme qui a bien souvent suscité plus l’admiration que l’imitation… Il faut noter qu’il ne s’agissait pas de forces nerveuses plus grandes que les nôtres, ni qu’elles aient été aveuglées par une certaine hypnose extatique… bien au contraire c’est la simplicité avec laquelle les chrétiens en parlent qui touche le plus… En effet, dans leur prison, ils se demandent si le coup de glaive fait très mal, si l’on souffre beaucoup pour mourir, ils discutent des tortures auxquelles ils se savent promis, ou bien le genre de martyre qu’ils souhaiteraient subir… comme le cas de nos chères martyrs Perpétue, Félicité et leurs compagnons. Cela était vraiment difficile, mais s’encourageant l’un l’autre, se donnant le baiser de paix, plus unis encore dans le sacrifice que dans la vie quotidienne, où pouvaient exister les dissensions et les discordes qui sont choses humaines, ils s’avancent vers le supplice, portant au cœur la paix et la grâce que le Christ leur avait promis.

Mais pour nous, chrétiens d’aujourd’hui qui vivons dans un contexte de persécution, ce qu’il faut retenir, c’est la signification qu’ils lui assignent. Certes, il y a bien des façons d’être brave et bien des raisons pour affronter la mort ; il est des héros dont le sacrifice est tout simplement un dépassement purement humain… Pour les chrétiens par contre, en se sacrifiant, poursuivent, un but très défini. Ils engagent leur existence à une réalité qui lui donnera sa signification. Ils sont, à la lettre des « témoins ». Pourtant, et cela est important de le remarquer, ils ne cherchent pas véritablement à donner leur vie, ils ne provoquent pas l’occasion. Dans la passion de Saint Polycarpe a été dit : « nous blâmons ceux qui se livrent eux-mêmes aux tribunaux ; ce n’est pas l’esprit de l’Evangile ». Donc ne pas poursuivre la vaine gloire, même à travers le sacrifice le plus complet, mais quand la Providence veut que le témoignage soit donné, ne se dérober en rien à son obligation et aller jusqu’au bout ; telle est, dans sa sagesse et sa grandeur, la morale de l’héroïsme pour les martyrs. Cela illumine notre propre vie de nos jours ; en effet, tous les fidèles sont appelés à rendre chaque jour, sans aucune provocation de leur part, un témoignage cohérent, qui peut aller dans certains cas jusqu'au martyre. Saint Jean Paul II disait: « Si le martyre représente le sommet du témoignage rendu à la vérité morale, auquel relativement peu de personnes sont appelées, il n'en existe pas moins un témoignage cohérent que tous les chrétiens doivent être prêts à rendre chaque jour, même au prix de souffrances et de durs sacrifices »[3]. Suis-je capable de souffrir pour dire la vérité ? Suis-je capable de témoigner de ma foi, devant les gens qui se moquent du Christianisme ?

 

3 L’exemple des martyrs africains

Martyre par la parole et par le sang,

Le témoignage au Christ, les martyrs le donnent doublement : par la parole et par le sang. On cite un nombre considérable de ces chrétiens arrêtés qui profitèrent de l’occasion de leur procès pour crier leur foi, pour répandre la vérité par la parole. C’était ce qu’avait fait jadis le premier des martyrs, saint Etienne; il eut d’innombrables imitateurs. Parfois, c’est un acte de foi explicite, tel celui de saint Justin à Rome, en 163 : « Nous adorons le Dieu des chrétiens… et nous croyons au Seigneur Jésus Christ fils de Dieu, annoncé par les prophètes, envoyé pour sauver les hommes… ». Parfois, c’est une affirmation très simple, comme celle qu’on a entendue aux lèvres des martyrs africains. En effet, la profession de foi des martyrs Scillitains, la plus ancienne en date en Afrique du Nord (180), est aussi la plus simple. Pourtant, il ne viendrait à personne l’idée incongrue de lui refuser l’estampille du Christianisme le plus authentique. Leur croyance est avant tout une règle de vie morale et aurait pu s’inspirer de la Didachè. Leur chef de file, qui est aussi leur porte-parole, leur lit les épîtres de saint Paul. Quelques maximes évangéliques sont gravées dans leur mémoire. C’est la sauvegarde de cette foi rudimentaire, ayant de la peine à s’exprimer, qui les conduit au martyre. Ils sont chrétiens; pour eux, c’est tout dire. Au regard de cette foi simple, selon la vision du père Saxer, celle de Perpétue et de ses compagnons par contre, est plus complexe. Il y a chez eux une spiritualité commune qui est loin de la simplicité morale des Scillitains. Chez les martyrs de 203, elle revêt d’abord une forme résolument hostile au paganisme et à son culte. Ils refusent de se laisser travestir avec des vêtements liturgiques païens, non comme s’il s’agissait seulement d’une indigne mascarade, ainsi que l’entendaient sans doute leurs bourreaux, mais parce qu’ils considéraient ce geste comme une participation, encore que subie, au culte abhorré. N’avaient-ils pas renoncé à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, c'est-à-dire au paganisme, à son auteur et à ses manifestations ? Ce qu’ils ont fait c’est seulement « vivre » leur foi.

 

Caractéristiques de cette souffrance

La sainteté de ces hommes est avant tout un attachement au Christ, positif, passionné, total. En effet, Félicité vit cette spiritualité que saint Paul a définie et qui est le bien commun de la littérature martyrologique primitive: aujourd’hui, Félicité souffre les douleurs de l’enfantement; demain, ce sera le Christ qui souffrira en elle les douleurs du martyre. Ce même Christ, Perpétue le voit sous l’aspect du berger qui trait ses brebis ou du maître-gladiateur qui entraine ses élèves au combat du martyre. Il faut perdre sa vie pour la sauver…Dans cette brève phrase tombée des lèvres du Christ réside l’explication de l’héroïsme dont les martyrs ont fait preuve ; leur expérience, leur sacrifice n’ont leur sens véritable qu’interprétés en fonction d’une intention surnaturelle... la configuration avec le Christ. Et cela est très important afin de distinguer les vrais martyrs des faux martyrs d’aujourd’hui. Daniel Rops écrit : « il est vrai que toute cause humaine peut trouver ses fanatiques, qui acceptent de mourir pour son triomphe ; mais ce n’est pas, à proprement parler, au triomphe de leur cause que pensent les (vrais) martyrs, dans le sens où l’on parle de « cause » à propos d’un parti politique ou d’une doctrine philosophique ; ce vers quoi ils tendent est transcendant aux luttes de la terre. Témoins du Christ, ils sont les combattants du Royaume de Dieu ». Donc ils sont bien loin d’une lutte politico révolutionnaire. Il s’agit plutôt d’un couronnement providentiel de la vie chrétienne: foi absolue en Jésus, espérance totale en la Promesse de la Vie Eternelle, charité poussée jusqu’à l’oblation de soi: les trois vertus théologales s’accomplissent dans le martyre avec une plénitude inégalable; dans le sacrifice sanglant c’est l’expérience chrétienne tout entière, morale, ascétique et mystique, qui trouve sa plus parfaite expression.

Selon Saint Cyprien, pour le chrétien, le martyre est aussi l’occasion d’actualiser et d’achever les engagements baptismaux : renoncer au siècle, s’attacher au Christ. Mais il l’associe aussi aux souffrances du Christ. Ce que fait encore plus parfaitement l’eucharistie: en buvant le sang et mangeant le corps du Christ, le fidèle est uni d’une certaine manière à son sacrifice, il se prépare à verser à son tour son sang, et en souffrant lui-même dans son corps, il complète ce qui manque aux souffrances du Christ. Ainsi, dès les premiers siècles, s’établira l’usage de célébrer le banquet eucharistique sur les corps des martyrs. L’habitude de placer des reliques dans les autels est donc la suite exacte de cette très antique observance, et la liturgie romaine garde intacte une relation fondamentale de la foi chrétienne quand, lors de la fête des martyrs saints Côme et Damien, elle s’écrie : « En mémoire de la mort précieuse de vos justes, nous vous offrons, Seigneur, ce sacrifice qui a été le principe de tout martyre ». Et saint Augustin, dans un de ses sermons prêché aux fidèles de Carthage dans cette même église, le jour anniversaire du martyre de Saint Cyprien, leur disait: «Dans ce même lieu où S. Cyprien a laissé la dépouille de son corps, une multitude furieuse était accourue pour répandre le sang de Cyprien en haine de Jésus-Christ ; aujourd’hui, une foule pieuse accourt pour honorer la naissance de Cyprien, en buvant le sang de Jésus-Christ. Et elle boit en ce lieu le sang du Christ en l’honneur de Cyprien, avec une douceur d’autant plus grande, que Cyprien y a répandu son propre sang avec plus de dévouement pour le nom de Jésus-Christ».[4]          

Le martyre, réalise finalement l’appartenance du fidèle à l’Eglise. Il ne peut y avoir opposition entre l’Eglise et le martyr, comme si celui-ci pouvait porter témoignage de sa foi en dehors de l’Eglise. C’est pourquoi, si quelqu’un se rebellait contre l’Eglise, il ne serait plus en état de porter un témoignage crédible par le martyre. C’est pourquoi, même dans la mort, et dans une mort glorieuse, l’Eglise ne peut reconnaître pour siens que ceux qui lui sont restés fidèles. En définitif, le martyr ne consomme l’union du chrétien au Christ que dans la mesure de sa fidélité à l’Eglise. Le renoncement total, non seulement aux richesses, à la famille, mais à sa propre vie, pour l’amour du Christ, c’est cela appartenir au Christ, le suivre, lui ressembler.    

4 De ce témoignage par la parole et de celui, plus frappant encore, par le sang, quels furent les résultats ?

Ils furent immenses. Tout d’abord, il est une contagion de l’héroïsme, à laquelle l’âme humaine, est aisément sensible. Certainement l’émulation du sacrifice porta au-dessus de soi bien des caractères et tempéraments. Voilà pourquoi leur témoignage est aussi une manifestation de l’Esprit. Dans ce sens-là, l’exemple de Perpétue et de ses compagnons a élevé la conception paulinienne du martyre-imitation du Christ et d’identification avec lui, aux dimensions d’un enthousiasme qui, lorsqu’il devenait collectif, pouvait développer une puissance de contagion capable d’alarmer les autorités aussi bien païennes que chrétiennes. Nous comprenons bien ainsi pourquoi Daniel Rops dit : «Le sang est le meilleur ciment qui lie entre eux les tenants d’une cause : il scella le Christianisme naissant ».

Cause de conversion : en effet, des esprits droits s’indignent de voir traiter comme des criminels des êtres humains à qui rien ne peut être reproché, et cette seule réflexion, parfois, mène à une conversion. Les cas de conversion des bourreaux par l’exemple de leurs propres victimes sont très nombreux. Cela explique plus profondément la vérité de la foi de la puissance rédemptrice du sang du Christ. Et pour cela aussi nous comprenons bien ce que disait Tertullien, que le sang des martyrs fut la semence du Christianisme. Leçon de l’histoire conforme à celle de l’Evangile: il faut perdre sa vie pour la sauver ! 

 

5 La spiritualité du martyr aujourd’hui

En conclusion, ce n’est donc pas un épisode clos dans le temps et défini dans l’histoire que l’épopée des martyrs. C’est, au cœur même du Christianisme, un fait d’une importance unique, qui se relie aux plus essentielles données de la foi. Ni la joie chrétienne devant la mort, ni la certitude de la rédemption par le sang, ne se comprennent totalement sans l’exemple de ces premiers chrétiens, de ces hommes comme chacun de nous, qui ont chanté dans les supplices et préféré la foi à la vie.  

Pour chacun de nous donc, l’exemple des martyrs, nous encourage aujourd’hui à vivre notre temps, qui est aussi comme autrefois l’âge des martyrs. Et nous ne prions pas seulement, si telle est la volonté du Seigneur, qu’il nous accorde le privilège de mourir de la mort d’un martyr. Mais nous devons le prier à genoux, de nous faire tous vivre, la vie d’un martyr. Je crois que nous avons besoin d’hommes de la taille, par exemple, d’un John Fisher. Henri VIII voulait une déclaration de nullité pour son mariage avec Catherine d’Aragon et St. John Fisher a écrit au Souverain Pontife d’alors, de la part de ce cher Henri. Le Saint-Père a répondu, « Désolé, je ne peux pas déclarer votre mariage avec Catherine nul et non avenu ».  Ann Boleyn, la maîtresse d’Henri, lui a dit, «Henri, plus de sexe avant que je devienne reine». Qu’est-ce qu’a fait Henri? Il a demandé aux évêques d’Angleterre de déclarer que son mariage avec Catherine n’était pas valide.  Un évêque, un seul, a eu le courage de dire à Henri, « Désolé ». Tous les autres évêques ont apostasié et St. John Fisher, nous le savons, a payé ce courage de sa vie.

Pour vivre la vie d’un martyr il faut d’une part considérer ce que Jésus a dit : « La vérité vous rendra libres » (Jean 8, 32). Saint Paul en s’adressant à la communauté des Thessaloniciens écrivait : « L’apparition de cet impie se fera, par la puissance de Satan, avec toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges mensongers, et avec toutes les séductions de l’iniquité pour ceux qui périssent parce qu’ils n’ont pas reçu l’amour de la vérité pour être sauvés » (2 T 2, 9-10). Vivre dans la vérité, cela signifie vivre en accord avec Jésus-Christ et avec la Parole de Dieu dans la Sainte Écriture. Disait le Cardinal Chaput, archevêque de Philadelphie dans une homélie: « Cela signifie proclamer la vérité de l’Évangile chrétien, non seulement par nos paroles mais par notre exemple. Cela signifie vivre, chaque jour et à chaque moment, de l’inébranlable conviction que Dieu est vivant et que son amour est la force motrice de l’histoire humaine et le moteur de toute vie humaine authentique. Cela signifie croire que les vérités contenues dans le credo méritent que l’on souffre et que l’on meure pour elles. Vivre dans la vérité, cela signifie aussi dire la vérité et appeler les choses par leur nom. Et cela signifie révéler les mensonges en fonction desquels certains hommes essaient d’en forcer d’autres à vivre… Nous vivons à une époque où l’Église est appelée à être une communauté croyante de résistance. Nous devons appeler les choses par leur nom. Nous devons combattre les maux que nous voyons. Et, point très important, nous ne devons pas nous bercer de l’illusion selon laquelle, en nous associant aux voix du laïcisme et de la déchristianisation, nous pourrions d’une façon quelconque adoucir ou changer les choses. Seule la vérité peut rendre les hommes libres. Nous devons être des apôtres de Jésus-Christ et de la Vérité qu’il incarne ».[5]

Eh bien, le martyre auquel nous devons nous attendre, et je dis bien nous attendre, est celui d’une vie de martyr. Pour cela méditer fréquemment la huitième béatitude peut être d’une importance cruciale. «Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu'on vous persécutera, et qu'on dira faussement contre vous toute sorte d'infamie à cause de moi ». Oh combien il faut croire que nous vivons l’âge des martyrs !  Ce n’est pas seulement parce que plus de catholiques ont versé leur sang pour leur Foi depuis 1900 que pendant les dix-neuf siècles précédents, affirmation soutenue par les derniers pontifes[6]. Ce n’est pas uniquement le martyre sanglant où le sang est versé pour Jésus-Christ. C’est le martyre vivant de professer sa foi, de vivre notre christianisme catholique et de payer chèrement pour nos convictions catholiques. De plus en plus cette conviction devient réelle; l’Église catholique survivra seulement, seulement et uniquement, si nous avons des évêques, des prêtres, des religieux et des laïcs fidèles qui vivent, sans peur, une vie de martyr. 

 


[1] Je suivrai ici librement quelques idées proposées par Daniel Rops dans « Aux Lions, les chrétiens ! », édition Arthème Fayard, 1955, p. 120-127. Egalement Victor Saxer, dans « Saints Anciens d’Afrique du Nord », édition vaticane 1979, p. 20-24. J’ajouterai aussi d’autres informations que je considère importantes. 

[2] Cf. Moreno, Silvio, Carthage éternelle, un pèlerinage dans l’histoire et les ruines chrétiennes de Carthage, Tunis, 2012.

[3] Cf. Jean-Paul IIVeritatis Splendor, n° 93.

 

[4] Cf. Saint Augustin, Sermon. CCCX, 2.

[6] Cf. Par exemple Jean Paul II dans son encyclique Evangelium Vitae. Le Pape François dans ses nombreux discours.

 

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