De Petite Sœur Luisa :
Qui de nous en lisant ce titre n’a pas immédiatement pensé à « Le Modèle Unique » ? Il est en effet le texte le plus connu nous léguant le respect et l’attachement de frère Charles à la Parole de Dieu et tout spécialement aux Evangiles qui nous parlent de la ‘Parole qui se fait chair’, de Dieu qui laisse son rang pour prendre la dernière place et devenir le ‘Dieu-avec-nous, l’Emmanuel, dans le Bien- Aimé Frère et Seigneur, Jésus Christ. « Le Modèle Unique » et « Notre tendre Sauveur, notre bon Maître », écrits à Nazareth (1897 – 1900) sont des recueils des phrases de l’Evangile que Frère Charles a recopié mû par le désir de rechercher le Modèle et de l’imiter. A la Trappe déjà il avait recopié en entier sur un petit carnet, le texte des quatre Evangiles pour le porter toujours sur lui. Ensuite, avant de quitter Notre Dame des Neiges pour l’Afrique, il a copié l’Evangile selon Saint Matthieu en arabe et en 1904, en marche au désert vers Tamanrasset, il traduira les quatre Evangiles en langue touarègue. Signes de la ‘passion amoureuse’ de frère Charles pour la Parole, présence concrète du Bien Aimé qui nous parle de Lui : « Aimons, aimons notre bien-aimé qui nous parle…écoutons-le amoureusement avec le zèle de l’amour…Faisons à toute parole des Livres Saints, au fond de nos cœurs, l’accueil amoureux de l’épouse entendant la voix de l’Epoux :’Mon âme s’est fondue en moi quand il a parlé’ »[1]. Expressions denses, ferventes qui manifestent bien l’amour et la dévotion de frère Charles pour la Parole en même tant que la caractéristique de sa ‘sequela Christi’ : donner une réponse d’amour à l’Amour dont Dieu nous aime.
Amour et imitation
Frère Charles écrit : « Chacun sait que l’amour a comme premier effet l’imitation », il est indispensable donc de connaître la vie de l’Aimé, sa manière d’agir, ses paroles, les événements de sa vie pour ‘faire’ comme Lui : «… ces lectures et ces explications n’ont qu’un but, les exciter et leur apprendre à plus aimer Jésus, à mieux L’imiter »[2] Lui, le Modèle.
C’est le désir de connaître et de comprendre qui habite celui qui aime : « Celui qui aime ne se contente pas d’écouter les paroles de l’être aimé comme une mélodie chérie, il tient à saisir, à comprendre les moindres mots ; il y tient d’autant plus qu’il aime davantage… » et il désire les vivre[3].
Lire les Evangiles, alors, n’est pas un geste habituel, une pratique parmi les multiples à réaliser au cours de la journée, lire l’Evangile est un moment particulier parce qu’on s’assied aux pieds du Bien Aimé pour l’écouter nous parler de Lui-même : « Quand nous lisons le Saint Evangile, nous sommes vraiment aux pieds de Dieu présent partout ; Il nous parle vraiment de Lui-même, se faisant connaître à nous, nous racontant sur Lui mille détails : c’est vraiment lui qui nous parle, puisque les Livres Saints sont ‘soufflés’ aux écrivains sacrés par l’Esprit saint, et sont ainsi la vraie parole de Dieu »[4].
La relation avec la Parole exprime la même certitude, la même foi que frère Charles nourrissait envers la sainte Eucharistie, ‘le SS. Sacrement’, en qui il voyait Jésus présent à quelques mètres de distance de lui, à quelques centimètres et même bien intime à lui lorsqu’il communiait.
Dans les Règlements des Petits frères du Sacré Cœur, il réaffirme, 66 ans avant le Concile, le lien inséparable entre ces deux formes de présence du Seigneur à travers un ‘détail’ bien significatif de la chapelle. Il écrit : « Par vénération pour la Parole de Dieu, nous avons perpétuellement ce livre, notre trésor, dans le sanctuaire, à coté du Très Saint Sacrement sous les rayons de la lampe du tabernacle, qui brûle devant le Corps de notre Dieu et devant la Parole sacrée »[5].
Frère Charles avait aussi compris que nous ne pouvons pas enfermer la parole de Dieu dans des clichés, Dieu peut choisir d’autres moyens pour s’adresser à nous : la parole du directeur spirituel, la lecture d’un livre, la prière: « Ecoutons, lisons, recevons amoureusement toute parole du Bien –Aimé partout où elle se présentera à nous, dans les livres, dans la conversation, dans la récitation de l’office… ».
Méditer l’Evangile
Jésus, la Parole de Dieu par excellence, est le nom présent à chaque ligne des méditations de frère Charles. Elles sont en majorité des méditations sur l’Evangile qui datent du séjour à Nazareth (1897-1900). A cette époque, en effet, l’abbé Huvelin avait vivement conseillé à son fils spirituel d’utiliser la méthode d’écrire les méditations « pour préciser les choses et fixer l’esprit ».
Fr. Charles médite et écrit la nuit, se levant dans le silence et la pleine solitude pour se mettre aux pieds de Jésus. C’est dans cette intimité, dans ce ‘tête à tête’, dans ce dialogue avec le Seigneur que naissent les méditations dans lesquelles souvent frère Charles fait parler Jésus. Elles sont comme une réponse et une confirmation à l’appel qu’il ressent en lui dans les différents moments de son histoire.
Antoine Chatelard écrit que frère Charles lit l’Ecriture à la lumière de sa vie…même si l’attitude correcte est celle contraire : laisser questionner sa vie par les paroles du Maître et l’exposer à Sa lumière.
« Ce procédé comporte le risque de tomber dans l’idéologie et de ne trouver que les textes qui correspondent au désir du moment »[6], mais frère Charles a su l’éviter grâce au désir qui l’habitait de connaître en profondeur Jésus et de s’imprégner de Ses paroles, de Ses gestes lisant chaque jour un passage des Evangiles.
A ce propos, il écrit à Louis Massignon, le 22 juillet 1914 des paroles si intenses et expressives qui sont devenues le symbole du travail infatigable que la Parole opère dans le cœur de chacun : «Tachez de trouver le temps d’une lecture de quelques lignes des Saints Evangiles, en prenant chaque jour à la suite, de manière qu'en un certain temps ils passent entièrement sous vos yeux, et après la lecture (qui ne doit pas être longue : dix, quinze, vingt lignes, un demi- chapitre au maximum), méditez pendant quelques minutes mentalement ou par écrit sur les enseignements contenus dans votre lecture. Il faut tâcher de nous imprégner de l’Esprit de Jésus en lisant et relisant, méditant et reméditant sans cesse Ses paroles et Ses exemples : qu’ils fassent dans nos âmes comme la goutte d’eau qui tombe et retombe sur une dalle toujours à la même place »[7].
A une première lecture, les méditations ne se présentent pas comme lectio divina, ni comme un travail de compréhension exégétique et théologique des textes, mais plutôt comme reprise, rappel des attitudes morales à vivre : les vœux, les vertus, la charité…il semblerait que frère Charles tire de la Parole seulement des ‘exhortations’ à une vie plus cohérente et plus conforme à celle de Jésus : « Pratique des vertus évangéliques : quand c’est un Dieu qui vient nous donner des exemples, il faut les suivre ; plus que jamais on a besoin d’imiter le Divin Modèle, en notre temps si perdu de luxe, de vanité et d’orgueil ; le chrétien doit continuer la vie de JESUS et le montrer en soi »[8].
Toutefois, à une approche plus approfondie, les textes de frère Charles manifestent clairement que la réponse aux questions toujours présentes au cours de ses écrits et de ses retraites: 'Que faut-il que je fasse ?’ ‘Que dois-je faire ?’ ‘Quelle est la volonté de Jésus sur moi aujourd’hui ?’, n’ont pas le but de rechercher une vie irréprochable en elle-même, une vie vertueuse à la manière des philosophes anciens, lus au temps de sa jeunesse. Ces traités de morale l’ont laissé vide et, malgré le tempérament volontariste de jeune Charles, ils n’ont pas provoqué en lui un ‘sursaut’ de motivation et d’engagement. Lui, en effet, il cherchait ‘autre chose’ que seulement l’Amour et la grâce d’aimer à l’extrême sauront lui donner.[9]
Lire et méditer les exemples de la vie de Jésus est pour frère Charles la règle herméneutique des paroles de Jésus. En commentant l’appel des douze en S. Marc il écrira : « ..se souvenir que la grande règle d’interprétation des parole de Jésus c’est Ses exemples. Il est lui-même le commentaire de Ses paroles »[10]. Et encore : « Chercher les biens qu’il a eus en vue…restons fidèles à l’esprit qui est de tous les temps et de tous les moments » [11].
Garder le regard fixé sur Jésus pour le voir vivre et ainsi comprendre Sa parole, son message. Rester fidèles à son sens véritable pour en vivre, dans les circonstances qui sont les nôtres et celles de notre temps. Ainsi, Lui ressembler tellement jusqu’à devenir des ‘alter Christus’ et faire de sa vie un ‘Evangile vivant’ annoncé non par des paroles, mais par le désir de ‘faire du bien aux autres’, par la bonté, en témoignant la miséricorde divine.
Parole et mission
Alors, cette Parole lue, méditée, devenue notre chair, produit le fruit de la mission, elle fait surgir le désir d’aller vers les autres, vers ce qui n’ont jamais entendu parler du Bien Aimé, ceux qui sont délaissés, abandonnés…parce que Jésus a fait ainsi.
Quatre mois avant sa mort, le 1 août 1916, il écrira : « Il n’y a pas, je crois, de parole d’Evangile qui a fait sur moi une plus profonde impression et transformé davantage ma vie que celle-ci : ‘Tout ce que vous faites à l’un de ces petits, c’est à moi que vous le faites’ (Mt.25, 40) Si on songe que ces paroles sont celles de la Vérité incréée, celle de la bouche qui a dit : ‘Ceci est mon Corps, ceci est on Sang…’ avec quelle force on est porté à chercher et à aimer Jésus dans ces ‘petits’, dans ces pécheurs, ces pauvres »[12].
C’est encore l’imitation qui ‘commande’ la mission, qui commande d’aller jusqu’au bout du monde et de vivre jusqu’à la fin des temps pour que les hommes connaissent le ‘salut’; plus, pour qu’ils connaissent Celui qui sauve : « Imiter Jésus en faisant du salut des hommes tellement l’œuvre de notre vie que ce mot ‘Jésus –Sauveur’ exprime parfaitement ce que nous sommes comme il signifie parfaitement ce qu’il est… Pour cela « Etre tout à tous avec un unique désir au cœur, celui de donner aux âmes Jésus » (13 juin 1916)[13].
C’est bien l’invitation du Christ ressuscité aux apôtres, lorsqu’il les sollicite à sortir de leurs peurs et à aller jusqu’aux limites du monde : « Allez, de tous les nations faites donc des disciples…leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt, 28-19-20).
L’invitation du marabout du désert qui terminait chaque leçon de son catéchisme par des passages d’Evangile, résonne plus que jamais forte et urgente : «… revenons à l’Evangile, si nous ne vivons pas l’Evangile, Jésus ne vit pas en nous. Revenons à la pauvreté, à la simplicité chrétienne…Revenir à l’Evangile, c’est là le remède : c’est ce dont nous avons tous besoin. »[15].
Qu’est-ce que frère Charles a médité ?
Nous sommes assez étonné de voir qu'à une époque a- biblique comme le XIX siècle, frère Charles ait tant lu et médité la Parole de Dieu…au point d’arriver à produire quelque chose comme 1794 pages manuscrites , selon les indications des Œuvres spirituelles ( p.145)
Quels textes bibliques a-t-il commenté par écrit?
Frère Charles était convaincu que tout la Bible est l’expression du ‘tendre entretien’ du Bien Aimé avec nous, toutefois suivant la coutume de son temps il était familier du Nouveau Testament et surtout des Evangiles. Les autres livres bibliques qu’il a commenté à différents moments sont :
* à Rome, en 1896, le livre de la Genèse dont il avait le projet de commenter les chapitres 1 à 39, projet resté inachevé ;
* à Nazareth, en 1897, l’abbé Huvelin invite frère Charles à élargir ces lectures bibliques en ajoutant les Prophètes et les Psaumes. Il écrira 374 pages manuscrites sur ces passages (O.S. p.73).
* toujours à Nazareth, à partir de l’Ascension 1898, il écrira des notes sur Genèse et sur Exode, 1-15.
* au moment de l’ordination sacerdotale il ajoutera les lectures de Saint Paul et du Cantique des Cantiques.
*Pendant les années sahariennes, il écrira très peu ses méditations de la Parole.
Il recommencera à écrire les deux dernières années de sa vie où il transcrira des phrases d’Evangiles et des passages de l’Imitation du Christ et, en dernier, quelques textes de Saint Luc. Antoine Chatelard (Revenons à l’Evangile, p.49-50) retrace la ‘formation exégétique’ de frère Charles qui se forme à travers des ouvrages très connus et lus à l’époque : La Bible dans la traduction de la Vulgate latine et aussi de Crampon et du Mgr Weber, Les quatre Evangiles en un seul. Ensuite : Bossuet, L’élévation sur les mystères; Abbé Fouard, La vie de Jésus, Kempis, L’Imitation du Christ. Les commentaires patristiques, spécialement Saint Jean Chrysostome, qu’il lira jusqu’à sa mort ; Des textes de la tradition de l’Eglise : Saint Augustin, Saint Thomas, la Règle de Saint Benoît : sur le conseil de l’Abbé Huvelin, il lira et relira les mystiques espagnols : Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse.
[1] Charles de FOUCAULD, Commentaire de saint Matthieu, Nouvelle Cité, Paris, 1989, p.18.
[2] Charles de FOUCAULD, Règlements et Directoires, Nouvelle Cité, Montrouge, 1995, p.160.
[3] Charles de FOUCAULD, Commentaire de saint Matthieu, Nouvelle Cité, Paris, 1989, p.16.
[4] Op. cit. p. 16
[5] Charles de FOUCAULD, Règlements et Directoires, Nouvelle Cité, Montrouge, 1995, p.274.
[6] Antoine CHATELARD, Revenons à l’Evangile, in Source vives. La revue des Fraternités de Jérusalem, n.118, Paris novembre 2004, p.54.
[7] Charles de FOUCALD, Lettre à Louis Massignon, 22 juillet 1914 in Œuvres Spirituelles, Ed. du Seuil, Paris, 1958, p.143.
[8] Charles de FOUCAULD, Lettre à Joseph Hours, 12 octobre 1912
[9] Cf. Antoine CHATELARD, Revenons à l’Evangile, p.50.
[10] Charles de FOUCAULD, Œuvres spirituelles, Ed. du Seuil, Paris, 1958, p.209.
[11] Charles de FOUCAULD, Œuvres spirituelles, Ed. du Seuil, Paris, 1958, p.209.
[13] Charles de FOUCAULD, Œuvres spirituelles, Ed. du Seuil, Paris, 1958, 790.
[14] Message du Synode sur la Parole de Dieu, octobre 2008, n.13.
[15] Charles de FOUCAULD, Lettre à Mgr Caron, 30 juin 1909 in Œuvres spirituelles, Ed. du Seuil, Paris, 1958, p.750.