Le séjour à Orvieto (1261-1265) a été pour saint Thomas d’Aquin une période particulièrement féconde. Outre l’achèvement de la Somme contre les Gentils, c’est l’époque où il a rédigé son Expositio in lob et mis en train la Catena aurea, ce commentaire suivi des quatre évangiles par des extraits des Pères de l’Eglise, qui le révèle comme un bon connaisseur des auteurs grecs. C’est aussi probablement alors qu’il écrit son commentaire sur Les Noms divins du Pseudo-Denys et de nombreuses consultations théologiques, dont le Contra errores graecorum à la demande du pape Urbain IV. C’est dans cette catégorie de travaux « à la demande » que prend place l’office du Corpus Christi.
Ainsi l’Adoro Te devote (littéralement « Je T’adore avec dévotion ») est un des cinq hymnes eucharistiques écrit par Saint Thomas d'Aquin, à l'occasion de l'introduction de la solennité du Corpus Domini (Fête-Dieu) en 1264, sur commission donc du pape Urbain IV. L’hymne a été inséré dans le Missel Romain de 1570, voulu par le pape Pie V, et il est aujourd’hui cité dans le Catéchisme de l’Église catholique (cf. 1381). Il est utilisé durant les adorations eucharistiques et lors des prières de remerciement à la fin de la sainte messe.
1. Adoro te devote, latens Deitas, Quae sub his figuris vere latitas: Tibi se cor meum totum subjicit, Quia te contemplans totum deficit.
1. Je t'adore dévotement, Dieu caché qui sous ces apparences vraiment prends corps, À Toi, mon cœur tout entier se soumet Parce qu'à te contempler, tout entier il s'abandonne.
Dans chaque strophe de l’Adoro te devote, réside une affirmation théologique et une invocation qui est la réponse priante de l’âme au mystère. Dans la première strophe, la vérité théologique évoquée se réfère au mode de présence du Christ dans les espèces eucharistiques du pain et du vin. L’expression latine ‘vere latitas’ est dense de signification ; cela signifie : tu es caché Seigneur, mais tu es véritablement présent (l’accent est donc mis sur le terme ‘véritablement’, sur la réalité de la présence) et veut également dire : tu es véritablement présent, mais caché (l’accent est mis sur le terme ‘latitas’, sur le caractère sacramentel de cette présence). Il s’agit de la présence réelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie.
Dans le verset ‘quae sub his figuris vere latitas’, le terme “figuris” indique les espèces du pain et du vin du fait qu’ils cachent ce qu’ils contiennent et qu’ils contiennent ce qu’ils cachent.
Adoro : Ce mot qui ouvre l’hymne est à lui seul une profession de foi dans l’identité entre le Corps eucharistique et le Corps physique du Christ, ‘né de la Vierge Marie, qui a véritablement souffert et fut immolé pour l’homme sur la croix’. En effet, c’est seulement, grâce à cette identité et à l’union hypostatique dans le Christ entre humanité et divinité, que nous pouvons demeurer en adoration devant l’hostie consacrée, sans pécher par idolâtrie, comme voudrait imaginer nos frères sépares (protestants). Déjà Saint Augustin disait avec une profonde éloquence : « Dans cette chair (le Seigneur) a marché sur cette terre et cette même chair nous a nourris pour le salut ; et personne ne mange cette chair sans l’avoir d’abord adorée… Nous ne péchons pas en l’adorant, mais en revanche nous péchons si nous ne l’adorons pas ».
Le Bienheureux Charles de Foucauld, très proche de nous, nous dit : « L’Eucharistie, ce n’est pas seulement la communion, le baiser de Jésus, le mariage de Jésus : c’est aussi le Tabernacle et l’Ostensoir, Jésus présent sur nos autels tous les jours jusqu’à la consommation des siècles, vrai Emmanuel, vrai Dieu avec nous, s’exposant à toute heure, sur toutes les parties de la terre, à nos regards, à notre adoration et à notre amour et changeant, par cette présence perpétuelle, la nuit de notre vie en une illumination délicieuse… ». (Cf. Bienheureux Charles de Foucauld (1858-1916), L’Evangile présenté aux pauvres).
Dans notre hymne, l’adverbe devote garde intacte toute sa force théologique et spirituelle que saint Thomas d’Aquin avait contribuer à définir. La meilleure explication de ce que l’on entend par devotio réside dans les paroles qui suivent, dans la deuxième partie de la strophe : tibi se cor meum totum subiicit : “à toi mon cœur tout entier s’abandonne”, c’est-à-dire disponibilité totale et pleine d’amour pour accomplir la volonté de Dieu.
On pourrait penser que dans ce nouveau climat dans lequel nous vivons il n’y a plus de place pour l’Adoro te devote et les pratiques eucharistiques nées à l’époque (XI – XII siècles). Au contraire, c’est véritablement maintenant que celles-ci nous sont le plus utiles et le plus nécessaires pour ne pas perdre, du fait des conquêtes actuelles, celles d’hier. Renoncer à la contemplation de la présence réelle dans l’Hostie consacrée serait une grave perte pour notre foi et pour l’Eglise. Comme disait saint Jean Paul II : l’Eglise vit de l’Eucharistie. En effet l’Eucharistie au cours de la Messe et en dehors de celle-ci, est pour l’Eglise catholique ce qu’était dans la famille, jusqu’à il y a peu de temps, le foyer domestique pendant l’hiver : le lieu autour duquel la famille retrouvait sa propre unité et intimité, le centre idéal de tout.
La célébration et participation à la messe et la contemplation (adoration) eucharistique, c’est un moyen pour permettre à la grâce de Dieu, reçue dans les sacrements, de modeler notre vie intérieure et extérieure, c’est-à-dire les pensées, l’affection, la volonté, la mémoire.
Se nourrir de l’Eucharistie, prier avec l’eucharistie signifie donc, concrètement, établir un contact de cœur à cœur avec Jésus présent de manière réelle dans l’Hostie. La contemplation eucharistique c’est regarder quelqu’un qui me regarde. En demeurant longtemps et avec foi, dévotion et amour devant le Très Saint Sacrement, nous assimilons les pensées et les sentiments du Christ.
2. Visus, tactus, gustus in te fallitur, Sed auditu solo tuto creditur; Credo quidquid dixit Dei Filius: Nil hoc verbo Veritatis verius.
2. La vue, le goût, le toucher, en toi font ici défaut, Mais t'écouter seulement fonde la certitude de foi. Je crois tout ce qu'a dit le Fils de Dieu, Il n'est rien de plus vrai que cette Parole de vérité.
3. In cruce latebat sola Deitas, At hic latet simul et humanitas; Ambo tamen credens atque confitens, Peto quod petivit latro poenitens.
3. Sur la croix, se cachait ta seule divinité, Mais ici, en même temps, se cache aussi ton humanité. Toutes les deux, cependant, je les crois et les confesse, Je demande ce qu'a demandé le larron pénitent.
4. Plagas, sicut Thomas, non intueor; Deum tamen meum te confiteor; Fac me tibi semper magis credere, In te spem habere, te diligere.
4. Tes plaies, tel Thomas, moi je ne les vois pas, Mon Dieu, cependant, tu l'es, je le confesse, Fais que, toujours davantage, en toi je croie, Je place mon espérance, je t'aime.
5. O memoriale mortis Domini! Panis vivus, vitam praestans homini! Praesta meae menti de te vivere et te illi semper dulce sapere.
5. O mémorial de la mort du Seigneur, Pain vivant qui procure la vie à l'homme, Procure à mon esprit de vivre de toi et de toujours savourer ta douceur.
6. Pie pellicane, Jesu Domine, Me immundum munda tuo sanguine; Cujus una stilla salvum facere totum mundum quit ab omni scelere.
6. Pieux pélican, Jésus mon Seigneur, moi qui suis impur, purifie-moi par ton sang dont une seule goutte aurait suffi à sauver le monde entier de toute faute.
7. Jesu, quem velatum nunc aspicio, oro fiat illud quod tam sitio; ut te revelata cernens facie, visu sim beatus tuae gloriae.
7. Jésus, que sous un voile, à présent, je regarde, Je t'en prie, que se réalise ce dont j'ai tant soif, Te contempler, la face dévoilée, que je sois bienheureux, à la vue de ta gloire.