LA PASSION MORALE DU CHRIST ET SA SIGNIFICATION
J’avais eu l’idée au commencement de ce travail de parler seulement de la souffrance physique de Jésus, mais je crois que nous ne pouvons pas nous arrêter à cet aspect-là, sans parler des souffrances morales du Christ qui en définitive donneront le sens à toute la passion de Jésus-Christ. Christ est une personne: corps et âme. Ce thème: « Les souffrances que Notre-Seigneur endura dans son âme innocente et sans tache », peut faire reculer bien des prédicateurs, mais il convient d’en parler, parce qu’un grand nombre d’entre nous, peut-être, n’y pense pas souvent.
L’âme siège des souffrances morales du Christ
Nous savons bien, que Notre-Seigneur, bien qu’il fût Dieu, était aussi parfaitement homme; qu’il avait en conséquence non seulement un corps, susceptible de souffrances comme nous l’avons vu, mais aussi une âme pareille à la nôtre, quoique pure de toute souillure. Il faut noter donc qu’II prit une âme susceptible de ressentir la souffrance physique, mais aussi les tristesses et les peines qui sont le propre de l’âme humaine; et sa passion expiatoire ne fut pas seulement soufferte dans son corps, elle fut aussi soufferte dans son âme.
Certainement nous ne pouvons pas imaginer le poids des souffrances morales du Christ, elles dépassent les sens et la pensée. Le Cardinal Newman, de qui je prends ces considérations[1], écrivait: « L’agonie, souffrance de l’âme et non du corps, fut le premier acte de son terrible sacrifice. « Mon âme est triste jusqu’à la mort » dit-il. Il souffrit réellement en Son âme, car le corps ne faisait que transmettre la souffrance au véritable récipient et siège de l’angoisse. Il est fort à propos d’insister sur ce point; je dis que ce n’était pas le corps qui souffrait, mais l’âme dans le corps; c’est l’âme et non le corps qui était le siège des souffrances du Verbe Eternel. Considérez qu’il ne saurait y avoir douleur réelle, même s’il y a souffrance apparente, quand il n’y a aucune sensibilité interne, aucun esprit pour en être le siège. Un arbre, par exemple, est doué de vie, il a des organes, il croît et dépérit; il peut être blessé et mis à mal; il s’affaisse et meurt; mais il ne souffre point; parce qu’il n’a point d’esprit ni de principe, sensible. Au contraire, partout où l’on peut reconnaître ce principe immatériel, la douleur est possible, et elle sera d’autant plus grande selon la qualité de ce principe ».
Pour confirmer cette affirmation du Cardinal Newman, Saint Thomas nous explique qu’en effet, l’âme du Christ souffre dans sa passion en ses puissances: « …il faut remarquer que chaque puissance de l'âme peut pâtir d'une double manière: en premier lieu d'une souffrance qui lui vient de son objet propre; la vue, par exemple pâtit d'un objet visible éblouissant. En second lieu, la puissance pâtit de la souffrance de l'organe où elle siège; la vue pâtit si l'on touche l'oeil qui est son organe, par exemple si on le pique, ou s'il est affecté par la chaleur ». Dans ce sens « …l'âme du Christ pâtissait selon toutes ses puissances inférieures; car, dans chacune de ses puissances qui ont pour objet les réalités temporelles, il se trouvait une cause de douleur dans le Christ, ainsi que nous l'avons montré. Mais sous ce rapport, la raison supérieure, dans le Christ, n'a point pâti de la part de son objet, qui est Dieu, car Dieu n'était pas pour l'âme du Christ une cause de douleur, mais de délectation et de joie. Cependant, si l'on considère la souffrance qui affecte une puissance du fait de son sujet, on peut dire que toutes les puissances de l'âme ont pâti. Car elles sont toutes enracinées dans l'essence de l'âme, et l'âme pâtit quand le corps, dont elle est l'acte, souffre »[2].
Intensité des souffrances
Le Cardinal Newman dira que la douleur qui n’est pas forcement intolérable par elle-même, peut le devenir lorsqu’elle dure. Par exemple le patient cherche à arrêter la main du chirurgien qui continue à le faire souffrir: il lui semble qu’il a enduré tout ce qu’il peut endurer, comme si c’était la continuation de la douleur, et non son intensité, qui la lui rendait intolérable. Cela est dû à la capacité de réflexion et de prise de conscience d’une personne humaine. Et bien, appliquez maintenant ceci aux souffrances de Notre-Seigneur. Sa douleur est intolérable par elle-même et en même temps intolérable par la durée. Explique donc le Bienheureux Newman: «Puisqu’il devait souffrir, Il se livra à la souffrance; Notre-Seigneur ressentit la douleur en Son corps avec une conscience, et par conséquent avec une vivacité, une intensité et une unité de perception qu’aucun de nous n’est capable de sonder ni de mesurer, tant Son âme était parfaitement en Son pouvoir, complètement libre de toute distraction, entièrement attachée à la douleur, absolument livrée et soumise à la souffrance. Aussi est-il permis de dire qu’il endura Sa passion tout entière dans chacun de ses instants ».
Mais, nous pouvons nous demander, quel est ce fardeau que Notre-Seigneur eut à porter quand il ouvrit ainsi son âme au torrent de souffrances ?
La réponse ne tarde pas... ce fardeau est le poids du péché : « Il eut à porter nos péchés, reprend le Cardinal, Il eut à porter les péchés du monde entier. Le péché nous est léger; nous en faisons peu de cas; considérez ce qu’est le péché en lui-même; c’est une rébellion contre Dieu; c’est le geste d’un traître qui cherche à renverser son souverain et à le mettre à mort; c’est un acte qui, pour employer une expression marquante, suffirait à anéantir le Divin Maître du monde s’il le pouvait l’être… Tous les péchés des vivants, des morts, et de ceux qui ne sont pas encore nés, des damnés et des élus, de votre peuple et des peuples étrangers, des pécheurs et des saints, tous les péchés sont là. Et vos bien-aimés sont là eux aussi: vos saints, vos élus, vos trois apôtres Pierre, Jacques et Jean, non pour vous consoler, mais pour vous accabler… Il n’y avait que Dieu qui pût porter ce fardeau... En vérité, c’est la longue histoire d’un monde, et il n’y a que Dieu qui en puisse supporter le poids. Espoirs déçus, vœux rompus, lumières éteintes, avertissements dédaignés, occasions manquées; innocents trompés, jeunes gens endurcis, pénitents qui retombent, justes accablés, vieillards égarés; sophismes de l’incroyance, emportement des passions, opiniâtreté de l’orgueil, tyrannie de l’habitude, ver rongeur du remords, fièvre des soins mondains, angoisse de la honte, amertume de la déception, affres du désespoir; telles sont les scènes cruelles, pitoyables, déchirantes, révoltantes, détestables qui, toutes ensemble, s’offrent à Lui ».
La valeur de ses souffrances
Après avoir étudié la passion physique du Christ, ses conséquences médicales et après avoir réalisé sa souffrance interne, nous comprenons bien que Christ a assumé une souffrance extrême, tant au point de vue de sa quantité (le Christ a assumé toutes les souffrances humaines in genere (en général)), que de sa qualité (la douleur du Christ a été la plus grande parmi les douleurs de la vie présente), et donc nous nous demandons, valait-il vraiment la peine de tant de sacrifices et de douleurs jusqu’à l’extrême? En quoi cette souffrance extrême a-t-elle contribué à rendre la Rédemption du Christ plus parfaite?
La réponse est simple. L’avantage est pour nous, il est d’abord de l’ordre de la connaissance, mais une connaissance pratique, destinée à diriger notre vie. En d’autres termes, la grandeur de la souffrance humaine du Christ rend sa satisfaction plus instructive, plus démonstrative de ce qu’est le mal du péché et de la haine qu’il doit nous inspirer. Elle ne rend pas l’acte du Christ plus juste en lui-même, en quelque sorte, mais elle nous aide à mieux vivre notre vie chrétienne.
Le Père Albert-Marie Crignon, dans un article sur la satisfaction du Christ par ses souffrances, en suivant Saint Thomas, énumère, à partir de ces énormes souffrances, deux avantages pour nous:
a) Horreur du péché: «du fait de la Passion, l’homme comprend qu’il est obligé de se garder pur de tout péché lorsqu’il pense qu’il a été racheté du péché par le sang du Christ. Précieuse réponse (de Saint Thomas), fondée dans l’Écriture: plus notre rachat a couté de peine au Christ, plus nous devons comprendre que le péché est chose grave, détestable, à fuir de toutes nos forces. On remarquera que, selon ce point de vue, l’intensité de la souffrance du Christ ne rend pas sa satisfaction plus parfaite, directement aux yeux de Dieu, mais qu’elle nous procure, à nous qui sommes les bénéficiaires de sa satisfaction, un avantage de plus: nous comprenons mieux la gravité du péché et nous sommes invités à mieux nous en garder »[3].
b) Unir notre souffrance à celle du Christ : « La grandeur des souffrances du Christ ne nous fait pas seulement connaître, selon saint Thomas, l’horreur du péché. Elle nous apprend encore quel rapport doit exister, dans le dessein de Dieu, entre la satisfaction du Christ et la nôtre. Cette précision se trouve dans une œuvre antérieure à la Somme, à savoir le Commentaire des Sentences. La satisfaction du Christ, explique saint Thomas, est l’exemplaire de toutes les autres. À cet autre point de vue, il convenait que sa satisfaction fût la plus douloureuse: toute autre souffrance humaine pourrait alors trouver en la sienne un modèle parfait de souffrance vécue selon la volonté de Dieu. Que le Christ souffrît au plus haut point, cela n’importait pas d’abord à la justice divine, celle-ci étant suffisamment satisfaite par la moindre des souffrances du Christ. C’est à nous que cela importait: en assumant, en quelque sorte, toute la souffrance humaine au plus haut degré, le Christ a voulu manifester qu’il assume toutes nos satisfactions en la sienne. Donc quant à la grandeur de ses souffrances, elle joue aussi un rôle essentiel mais second, en tant qu’il souffre comme le chef et le modèle de tous ceux qui doivent eux aussi souffrir pour entrer dans son Royaume »[4].
Nous ajoutons finalement, en suivant le docteur angélique, une troisième motivation de ses extrêmes souffrances :
c) Nous donner un exemple de vertu : Selon S. Augustin: « Le bois auquel étaient cloués les membres du crucifié était aussi la chaire d'où le maître enseignait ». Quiconque en effet veut mener une vie parfaite dit Saint Thomas dans le commentaire au Credo[5], n’a rien d’autre à faire que de mépriser ce que le Christ a méprisé sur la croix (et durant sa passion) et de désirer ce qu’il a désiré.
Cherchez-vous un exemple de charité? Personne, dit le Christ (Jean 15, 13), ne possède une charité plus grande que celui qui livre sa vie pour ses amis. C’est ce que lui-même a accompli sur la croix. Si donc il a donné sa vie pour nous, il ne doit pas nous être pénible de supporter pour lui n’importe quel mal. Le Psalmiste n’a-t-il pas chanté (Ps. 115, 12) : Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu’il m’a donné.
Cherchez-vous un exemple de patience? Vous en trouverez un excellent sur la croix. Deux caractères manifestent la grandeur de la patience ou bien souffrir patiemment de grands maux, ou endurer ceux qu’on pourrait éviter mais qu’on ne cherche pas à éviter. Or le Christ sur la croix a enduré de grandes souffrances. Aussi il peut s’appliquer les paroles de Jérémie dans ses Lamentations (1, 12) : O vous tous, qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il y a une douleur semblable à ma douleur. Et ses grandes souffrances, le Christ les a souffertes avec patience, lui qui, maltraité, dit saint Pierre (I, 2, 23) : ne faisait pas de menaces. Il était, déclare Isaïe (53, 7) : comme la brebis que l’on mène à la tuerie, et semblable à l’agneau muet devant ceux qui le tondent. En outre, le Christ aurait pu éviter ses souffrances, et il ne l’a pas fait. Lui-même le dit à son Apôtre Pierre lors de son arrestation à Gethsémani (Mt. 26, 53) : Crois-tu que je ne puisse prier mon Père et il me donnerait aussitôt plus de douze légions d’anges? Grande fut donc la patience du Christ sur la croix. Aussi l’Apôtre écrit-il aux Hébreux (12, 1-2) : Courons avec patience vers le combat qui nous est préparé, les yeux fixés sur Jésus, l’auteur de notre foi qui la conduit à son achèvement, lui qui, alors que la joie lui était offerte, a souffert la croix sans regarder à la honte.
Cherchez-vous un exemple d’humilité? Regardez le crucifié Dieu en effet voulut être jugé sous Ponce-Pilate et mourir. Votre cause, Seigneur, pouvons-nous lui dire, a été jugée comme celle d’un impie (cf. Job 36, 17). Oui, vraiment comme celle, d’un impie, car ses ennemis ont pu se dire entre eux (Sag. 2. 20) :Condamnons-le à une mort honteuse. Le Seigneur voulut donc mourir pour son serviteur et la vie des anges, s’immoler pour l’homme. Comme l’Apôtre l’écrit aux Philippiens (2, 8) : Le Christ Jésus s’est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix.
Cherchez-vous un exemple d’obéissance? Suivez celui qui s’est fait obéissant à son Père jusqu’à la mort. L’Apôtre dit en effet aux Romains (5, 19) : De même que, par la désobéissance d’un seul homme, la multitude fut constituée pécheresse, ainsi par l’obéissance d’un seul la multitude sera constituée juste.
Cherchez-vous un exemple de mépris des biens, de la terre? Suivez celui qui est le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs, en qui, se trouvent tous les trésors de la sagesse (Col. 2, 3) : et qui, cependant, sur la croix, apparaît nu, objet de moquerie, est conspué, frappé, couronne d’épines, abreuvé de fiel et de vinaigre et mis à mort. Ne vous laissez donc pas émouvoir par les habits et par les richesses, car les soldats se partagèrent mes vêtements (Ps. 21, 19). Ne vous laissez pas émouvoir non plus, ni par les honneurs, car "moi, Jésus, j’ai été l’objet de leurs risées et de leurs coups", ni par les dignités, parce qu’ils tressèrent une couronne d’épines et la placèrent sur ma tête", ni par les délices, car dans ma soif, ils me firent boire du vinaigre (Ps. 68, 22). Au sujet de ces paroles de l’épître aux Hébreux (12, 2) : Jésus, alors que la joie lui était offerte, a souffert la croix sans regarder à la honte, saint Augustin écrit : L’Homme-Dieu Jésus-Christ a méprisé tous les biens de la terre pour nous apprendre que nous devons les mépriser.
Je termine en revenant sur une idée qui peut nous aider dans la contemplation de la passion du Christ: unir nos petites souffrances à celles du Christ. Il s’agit de la pensée de pouvoir et de savoir «offrir» les petites peines du quotidien, qui nous touchent toujours de nouveau comme des piqûres plus ou moins désagréables, leur attribuant ainsi un sens. Que veut dire «offrir»? Dans ce sens-là offrir peut signifier le fait d’être convaincu de pouvoir insérer dans la grande souffrance du Christ nos petites peines. Je peux le faire par exemple par la prière et la participation à l’eucharistie. De cette manière aussi les petites tristesses du quotidien pourraient acquérir un sens et contribuer au bien de la société, de l’humanité, et de l'amour entre les hommes. Dans mes années de service avec les souffrants, j’ai toujours aidé les malades à pouvoir offrir leurs souffrances pour le bien de missionnaires ou de personnes en besoin, pour pardonner les ennemis, etc. Peut-être devrions-nous nous demander vraiment si une telle chose ne pourrait pas redevenir une pratique concrète et réelle pour nous aussi?
Pour notre prière personnelle. Je t'offre ma souffrance. « Seigneur Jésus, je veux, aujourd'hui, t'offrir ma souffrance. C'est sur la croix que tu nous as sauvés tous. Eh bien, Seigneur, prends ma croix et mets-la sur la tienne. Que ma douleur aide ceux qui en ont besoin: qu'elle féconde le travail des pères et des mères de famille, des missionnaires, des responsables dans l'Église, de tous ceux que tu as appelés à l'annonce de ton Évangile. Qu'elle vienne en aide aussi à tous ceux qui sont plus malades ou souffrants que moi et particulièrement aux personnes qui vont te rejoindre bientôt. Te donner ma douleur et te prier, c'est à peu près tout ce que je peux faire maintenant. Mais cela, je le fais de bon cœur. C'est ma manière à moi de travailler pour toi et de me rendre utile aux autres. Merci, Seigneur Jésus ».
[1] Cf. John Henry Newman, Discourses to Mixed Congregations, 12. Dans le site The international Centre of Newman Friends.
[2] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIIa, q. 47, a.7.
[3] Cf. Père Albert-Marie Crignon, « Comprendre la satisfaction du Christ pour nos péchés », parution dans Sedes Sapientiae n°108.
[4] Cf. Père Albert-Marie Crignon, ibidem. Les italiques sont nôtres.
[5] Cf. Saint Thomas, Commentaire au Credo, Traduction par un moine de Fontgombault, Nouvelles Editions Latines, 1969. Deuxième édition numérique, http ://docteurangelique.free.fr, 2008. Article 4, n. 59-76.