Il est bien entendu impossible, dans les premiers temps de l'Eglise, de parler de culte du Sacré-Cœur. Cependant, dès les premiers siècles, les Pères de l'Eglise et les théologiens réfléchissent sur un certain nombre de versets bibliques qui, par la plaie au côté du Christ en croix, les amènent à appréhender le Cœur divin sous un jour nouveau.
Saint Cyprien (v.200-258), évêque de Carthage, qui est avec Tertullien l'un des pionniers de la littérature chrétienne latine écrit : « C'est par la vertu de la mort du Christ que la sentence de notre condamnation fut déchirée, que nos péchés furent effacés, et que nous avons recouvré notre liberté ; et, par un privilège spécial, la charte de notre pardon fut scellée du sceau de la plaie latérale »[1]. Et il ajoute, dans son Homélie sur la Passion du Christ : « O chrétien, voyez donc la profondeur de cette plaie et, par cela même, l'étendue de l'amour du Christ ; par elle, la vraie fontaine vous est ouverte, c'est-à-dire le Cœur de Jésus dans lequel vous pouvez entrer ; pénétrez-y donc, car il peut vous contenir tout entier ».
Saint Augustin (354-430), évêque d'Hippone, dit que « saint Jean a reçu du Seigneur (sur la poitrine duquel il reposa à la Cène, afin de signifier par là qu'il lui fut donné de puiser des mystères plus profonds au plus profond de son cœur), la grâce tout à fait spéciale de pouvoir dire sur le Fils de Dieu des choses telles que l'esprit des petits peut bien en être aiguillonné… ». Et encore : « Il voit plus haut que toute créature, car il boit à la poitrine du Seigneur. C'est lui, Jean, le saint évangéliste, celui que Jésus préférait tellement qu'il a reposé sur sa poitrine. Là était caché le secret où il devait boire ce qu'il nous restituerait dans son évangile »[2].
Le développement de la dévotion au XVII° siècle, nous le devons essentiellement à saint Jean Eudes et sainte Marguerite-Marie Alacoque, chacun posant les fondements de ce que seront le culte liturgique (Jean Eudes) et le culte public (Marguerite-Marie) rendus au Sacré-Cœur.
Le premier développe la symbolique de l'amour incréé du Tout-Puissant, tout entier présent dans le Cœur de chair du Christ, Dieu fait homme : tous les grands mystères du christianisme, Jean Eudes les découvre dans le Cœur divin. Il compose le premier Office du Sacré-Cœur, et établit en 1672 la fête du Sacré-Cœur dans les maisons de son Institut. On se reportera à sa biographie, où sont données les grandes étapes qui ont marqué sa vie, toute au service des divins Cœurs de Jésus et de Marie.
Les révélations du Christ à Marguerite-Marie Alacoque, visitandine de Paray-le-Monial, de 1673 à 1675, révélées pour la première fois par la publication posthume de la Retraite spirituelle du Père Claude de La Colombière en 1684, sont le point de départ de l'expansion formidable que connaîtra la dévotion dès le XVIII° siècle. Les visions de la sainte dépassent sa personne, et sont destinées à l'Eglise entière. Dans ces révélations, l'accent est mis sur l'importance de la Réparation expiatrice et de la Consécration.
Notons toutefois que les premiers temps sont difficiles : l'époque se montre rebelle à la révélation. Précédant la parution du livre du P. de La Colombière, une première tentative de Marguerite-Marie en vue d'honorer le Sacré-Cœur de Jésus (1685) soulève une tempête d'indignation dans la communauté. De même, la première tentative pour faire admettre par Rome la fête du Sacré-Cœur échoue en 1697. Benoît XIII répondra également par la négative aux demandes qui lui seront présentées par le Père Gallifet de 1726 à 1729. Le livre du Père Croiset sur la dévotion au Sacré-Cœur est mis à l'index en 1704 (la mise à l'index, pour cette édition, ne sera retirée qu'en 1887). En cette fin de XVII° siècle, si marquée par l'extrême rigueur janséniste, on se méfie jusqu'au sein de la Compagnie de Jésus des mystiques, et de tout ce qui se rattache au « pur amour ».
L'avancée est donc lente. Le 16 décembre 1702, Clément XI, dans une Bulle spéciale en faveur des monastères de la Visitation, autorise la dévotion aux religieuses de ces monastères. Peu à peu, la dévotion au Sacré-Cœur sort de la seule enceinte des couvents. Ainsi, de 1688 à 1719, les archevêques de Lyon (François de Villeroy), de Besançon (Pierre de Grammont), et l'évêque de Coutances (Charles de Brienne) établissent la fête du Sacré-Cœur dans toutes les églises de leur diocèse. En 1720, encouragé en cette voie par Anne-Madeleine Remuzat - religieuse de la Visitation de Marseille -, Mgr de Belsunce consacre sa ville dévastée par la peste au Sacré-Cœur de Jésus. A sa suite, les archevêques d'Aix, d'Arles, d'Avignon, et les évêques de Toulon et de Carpentras donnent des mandements pour l'institution de la fête. Toutes ces régions adoptent bientôt le culte du Sacré-Cœur. Paradoxalement, s'il faut attendre près de cent ans pour que le message de Paray-le-Monial inscrive son premier succès dans l'Eglise (en 1765), près de 700 Confréries du Sacré-Cœur sont fondées de 1690 à 1740, essentiellement par des membres de la Compagnie de Jésus, qui reçoivent toutes l'approbation (autorisation par bref apostolique) et les faveurs spirituelles de Rome.
Ce n'est qu'en 1765, suite à la présentation par les évêques polonais d'un mémoire au fondement théologique et à l'argumentation solides, que Clément XIII accorde, par un décret de la Congrégation des Rites, aux évêques de Pologne et à l'Archiconfrérie romaine la permission de célébrer, avec Messe et Office propre, la fête du Sacré-Cœur. La même année, la reine Marie Leczinska adresse aux évêques de l'Assemblée générale du clergé de France qui se tient à Paris, une lettre où elle leur demande d'établir dans leurs diocèses la fête du Sacré-Cœur. Ceux-ci se rendent à ses vœux, par courrier du 14 août 1765. Protestations et manifestations organisées par les jansénistes contre ceux qu'ils appellent les « cordicoles » sont alors nombreuses. Ils les tournent en dérision dans leur journal clandestin des Nouvelles ecclésiastiques. En 1786, le "synode" janséniste de Pistoie, animé par l'évêque Scipion de Ricci (1741-1810), qualifie le culte rendu au Sacré-Cœur d'idolâtrie. Mais en 1788, une Bulle pontificale de Pie VI, Auctorem fidei, condamne les doctrines du synode de Pistoie, et plus généralement toute opposition doctrinale ou pratique au culte du Sacré-Cœur de Jésus.
Il faut attendre 1856 pour que l'Eglise de Rome, par l'intermédiaire de Pie IX, étende la fête du Sacré-Cœur à l'Eglise universelle. C'est aussi ce pape qui béatifie Marguerite-Marie Alacoque, le 19 août 1864, et qui bénit le projet d'édification de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre à Paris.
En 1899, Léon XIII l'élève au rite double de 1° classe et consacre solennellement l'ensemble du genre humain au Cœur très saint de Jésus. Il y a été engagé par Maria Droste zu Vischering (1863-1899), Supérieure du couvent du Bon Pasteur à Porto, qui l'a sollicité en ce sens à deux reprises.
Le 29 janvier 1929, Le pape Pie XI décide de la composition d'une nouvelle messe et d'un nouvel office liturgique du Sacré-Cœur et participe lui-même à son élaboration. Dans ce nouvel office liturgique, le Saint-Siège fait pour la première fois explicitement mention du lien entre le message de Paray-le-Monial et la fête du Sacré-Cœur[4].
Finalement trois Encycliques marqueront l'attachement porté par les Pontifes romains à cette dévotion. En 1899 tout d'abord, l'Encyclique Annum Sacrum de Léon XIII, par laquelle ce dernier ordonne la consécration du genre humain au Sacré-Cœur. En 1928 ensuite, avec la promulgation de l'Encyclique Miserentissimus Redemptor de Pie XI, véritable petite somme théologique du Sacré-Cœur. La même année voit également l'institution d'une Messe et d'un Office nouveaux pour tout l'Octave, faisant de la fête du Sacré-Cœur l'une des premières fêtes de l'année liturgique. En 1956 enfin, avec l'Encyclique Haurietis Aquas de Pie XII, qui rappelle « qu'on doit attribuer au Sacré-Cœur le même culte d'adoration dont l'Eglise honore la personne même du Fils de Dieu incarné », véritable consécration de la dévotion au Cœur Sacré de Jésus.
Dans le Directoire sur la piété populaire et la Liturgie, publié le 9 avril 2002, la Congrégation pour le culte divin rappelle le sens du culte rendu au Cœur de Jésus : « L'expression « Cœur de Jésus », entendue dans le sens contenu dans la divine Écriture, désigne le mystère même du Christ, c'est-à-dire la totalité de son être, ou le centre intime et essentiel de sa personne: Fils de Dieu, sagesse incréée; Amour infini, principe du salut et de sanctification pour toute l'humanité. Le « Cœur du Christ » s'identifie au Christ lui-même, Verbe incarné et rédempteur (...) »[5].
Dans l'encyclique Haurietis Aquas in Gaudio, véritable référence pour la compréhension de la spiritualité du Sacré-Cœur, Pie XII définit le mystère du cœur de Jésus comme le mystère de l'amour miséricordieux du Christ et de la Trinité tout entière, Père, Fils et Saint Esprit, envers l'humanité et au même temps il propose la dévotion au Sacré-Cœur comme remède aux maux du monde moderne. Pie XII croit en effet que cette dévotion est une source de grâces qui peut unir les familles et les nations de la terre. Il recommande aussi le culte au Cœur immaculé de Marie, dont le cœur est intimement uni au cœur du Christ.
L'intention principale de cette encyclique fut de proposer un remède spirituel vraiment inépuisable en réponse aux tièdes et aux impies.
En parlant du fondement de la dévotion au Sacre Cœur de Jésus, Benoit XVI dira : « ce mystère de l'amour de Dieu pour nous ne constitue pas seulement le contenu du culte et de la dévotion au Cœur de Jésus: il est, de la même manière, le contenu de toute véritable spiritualité et dévotion chrétienne. Il est donc important de souligner que le fondement de cette dévotion est ancien comme le christianisme lui-même. En effet, être chrétien n'est possible qu'en tenant le regard tourné vers la Croix de notre Rédempteur, vers « celui qu'ils ont transpercé » (Jn 19, 37; cf. Za 12, 10). C'est à juste titre que l'Encyclique Haurietis aquas rappelle que la blessure au côté et celles laissées par les clous ont été pour d'innombrables âmes les signes d'un amour qui a façonné leur vie de manière toujours plus incisive (cf. n. 52). Reconnaître l'amour de Dieu dans le Crucifié est devenu pour eux une expérience intérieure qui leur a fait confesser, avec Thomas: « Mon Seigneur et mon Dieu! » (Jn 20, 28), en leur permettant d'atteindre une foi plus profonde dans l'accueil sans réserve de l'amour de Dieu (cf. Enc. Haurietis aquas, n. 49) »[6].
Les formes de dévotions au Cœur du Sauveur sont très nombreuses; certaines ont été explicitement approuvées et fréquemment recommandées par le Siège Apostolique. Parmi ces dernières, on peut citer:
- la consécration personnelle, qui, selon Pie XI, « parmi toutes les pratiques se référant au culte du Sacré-Cœur, est sans conteste la principale d’entre elles »;
- la consécration de la famille, qui permet au foyer familial, tout en étant déjà associé au mystère d’unité et d’amour entre le Christ et l’Église en vertu du sacrement de mariage, de s’offrir sans partage au Seigneur afin qu’il puisse régner dans le cœur de chacun de ses membres;
- les Litanies du Cœur de Jésus, approuvées en 1891 pour toute l’Église, dont l’inspiration est éminemment biblique, et qui ont été enrichies par l’octroi d’indulgences.
- l’acte de réparation est une prière formulée par le fidèle, qui, en se souvenant de la bonté infinie du Christ, désire implorer sa miséricorde et réparer les nombreuses et diverses offenses qui blessent son Cœur rempli de douceur.
- La pratique des neuf premiers vendredis du mois, qui a pour origine la « grande promesse » faite par Jésus à sainte Marguerite-Marie Alacoque. À une époque où la communion sacramentelle des fidèles était très rare, la pratique des neuf premiers vendredis du mois contribua d’une manière significative à la reprise de la pratique plus fréquente des sacrements de la Pénitence et de l’Eucharistie. À notre époque, la dévotion des neuf premiers vendredis du mois, si elle est pratiquée d’une manière adéquate sur le plan pastoral, peut encore apporter des fruits spirituels indéniables. Il reste qu’il est nécessaire que les fidèles soient convenablement instruits sur les points suivants: tout d’abord, il convient de ne pas pratiquer cette dévotion avec une confiance qui ressemblerait plutôt à de la vaine crédulité, car, dans l’ordre du salut, une telle attitude a pour effet de supprimer les exigences incontournables, qui dérivent d’une foi vivante, et de détourner l’attention du fidèle de l’obligation de mener une vie conforme à l’Évangile; ensuite, il faut réaffirmer la place absolument prédominante du dimanche, le "jour de fête primordial", qui doit être marqué par la pleine participation des fidèles à la célébration eucharistique[7].
[1] Saint Cyprien, Homélie 84 sur Jean 19 (in de Montib. Sinae et Sion).
[2] Saint Augustin, De la Trinité, IX, 10,15.
[3] Cf. Jean-Claude Prieto de Acha, Le Sacre Cœur de Jésus, deux mille ans de miséricorde, Ed. Tequi, Paris, 2008. Nous présentons ici un résumé de la partie historique de cette étude. Voir aussi l’année liturgique de Dom Granguer.
[4] Cf. Édouard Glottin, La Bible du Cœur de Jésus, Ed. Presses de la Renaissance, Paris, 2007, p. 255.
[5] Cf. Directoire sur la piété populaire et la liturgie, n°166.
[6] cf. Lettre du pape Benoît XVI pour le 50ème anniversaire de l'encyclique « Haurietis aquas » de Pie XII.
[7] Cf. Directoire sur la piété populaire et la liturgie, n°171.