Depuis le premier dimanche de ce mois d’octobre, et à l’occasion du Synode des évêques sur la Famille, nous nous sommes proposés de réfléchir ensemble sur les différents aspects de l’amour chrétien: chez les jeunes, chez les époux et au sein de la famille, l’amour familiale. Aujourd’hui c’est le tour de l’amour chez les époux.
Dieu est amour; et Il vit en lui-même un mystère de communion personnelle d'amour. En créant l'humanité de l'homme et de la femme à son image et en la conservant continuellement dans l'être, Dieu inscrit en elle la vocation -et donc la capacité et la responsabilité correspondantes- à l'amour et à la communion. L'amour est donc la vocation fondamentale et innée de tout être humain». Telle est le dessein de Dieu sur le mariage et la famille, selon la Sainte Ecriture et la Tradition de l’Eglise catholique.
Ce constat est immédiatement suivi d’une autre réflexion, capitale elle aussi: l’homme est un esprit incarné, et son corps fait partie de son identité profonde. Aussi est-il appelé à vivre cette vocation à l’amour dans sa dimension corporelle. Le corps n’est jamais l’ennemi de l’amour: sa mission propre est bien au contraire d’en être le témoin visible.
Or ce corps est sexué. Et la sexualité n’est pas une activité superficielle pour l’être humain. Outre qu’elle s’exerce librement (sauf pathologie), elle unit l’homme et la femme dans un acte qui peut les rendre père et mère l’un par l’autre; o bien coopérateurs avec Dieu pour donner la vie à une autre personne humaine: ce qui est «la donation la plus grande qui soit». C’est dire qu’elle suppose un amour qui va bien plus loin qu’une simple attirance partagée: c’est un amour qui va jusqu’à un choix mutuel et un engagement réciproque aussi définitif que la vie humaine qui peut en jaillir.
Ce pacte d’amour conjugal ou le choix conscient et libre par lequel l’homme et la femme accueillent l’intime communauté de vie et d’amour voulue par Dieu lui-même, c’est précisément le mariage. Le mariage n’est donc pas une formalité extérieure étrangère à la vérité de l’amour et de la sexualité. Au contraire, il est une exigence intérieure du pacte d’amour conjugal qui s’affirme publiquement comme unique et exclusif pour que soit vécue ainsi la pleine fidélité au dessein du Dieu créateur. Et c’est ainsi que, par lui, le corps humain lui-même devient le signe vivant et éloquent du mystère de Dieu: du Dieu Créateur qui donne par amour, et du Dieu Trinité en qui l’Esprit-Saint procède du don mutuel du Père et du Fils.
Ces considérations valent pour tout mariage authentique. Mais le mariage chrétien est en outre chargé d’un autre symbolisme: signifier, toujours grâce au corps lui-même, l’amour même du Christ pour son Eglise. Car le Christ a aussi aimé son Eglise jusqu’à livrer son Corps pour elle, sur la Croix, en une offrande totale que l’Eucharistie perpétue (cf. Eph. 5, 25-32). Et cet Amour a, lui aussi, été fécond: chacun des croyants en est le fruit, et tout homme est invité à «renaître» par lui (cf. Jn. 3, 1-8).
C’est de cette merveilleuse Alliance que le mariage des baptisés est également le signe; un signe efficace, c’est-à-dire capable de transformer les époux qui le reçoivent avec bonne volonté en témoins vivants de ce mystère d’Amour et de Fécondité. C’est pourquoi l’Eglise y voit un véritable «sacrement», dans lequel les caractéristiques normales de tout amour conjugal naturel sont conservées, mais avec une signification nouvelle: exprimer l’amour de Jésus pour chacun de nous.
Le mariage des baptisés vise, donc, comme tout mariage digne de ce nom, une unité ou communion toujours plus profonde entre l’homme et la femme; unité qui exclut qu’un autre que son conjoint y prenne part (on n’épouse pas plusieurs personnes!). Mais en lui, cette exigence va jusqu’à prendre son modèle dans l’intime unité du Christ avec son Eglise.
De même, tout mariage authentique est indissoluble: dès lors que l’homme et la femme se sont librement et totalement donnés l’un à l’autre, ils ne sauraient revenir sur leur engagement, surtout lorsqu’ils l’ont scellé par le don de leurs corps.
Mais le mariage chrétien fait, en outre, participer les époux chrétiens à l’indissolubilité irrévocable qui lie le Christ à l’Eglise, son Epouse, qu’Il aime jusqu’à la fin des temps. Ils deviennent ainsi un signe de la fidélité inlassable de l’amour de Dieu et de Jésus-Christ pour tous les hommes, pour tout homme.
Enfin, tout mariage est le fondement d’une communauté plus large qui est la famille, puisque l’institution même du mariage et l’amour conjugal sont ordonnés à la procréation et à l’éducation des enfants dans lesquels ils trouvent leur couronnement. Tout mariage doit être ouvert à la vie, mais entre deux baptisés, il tend, par surcroît, à rendre les époux disponibles pour coopérer courageusement à l’amour du Créateur et du Sauveur qui, par eux, veut sans cesse agrandir et enrichir sa propre famille.
Les époux chrétiens ne sont donc pas seulement chargés d’une «transmission responsable de la vie», avec la tâche éducative irremplaçable qui est liée. Comme parents liés par le sacrement du mariage, ils sont investis d’un «ministère authentique», si grand et si beau que saint Thomas d’Aquin n’hésite pas à le comparer au ministère des prêtres: «Certains propagent et entretiennent la vie spirituelle par un ministère uniquement spirituel, et cela revient au sacrement de l’ordre; d’autres le font pour la vie à la fois corporelle et spirituelle, et cela se réalise par le sacrement de mariage, dans lequel l’homme et la femme s’unissent pour engendrer les enfants et leur enseigner le culte de Dieu».
Tout cela fait de la famille une «Ecclesia domestica» (une Eglise en miniature) selon l’expression du Concile Vatican II, c’est-à-dire «une image vivante du mystère même de l’Eglise», au point de participer, à sa façon, à la mission de salut qui lui est propre. Telle est, donc, la mission de la famille fondée par des époux chrétiens: il s’agit de garder, de révéler et de communiquer l’amour, reflet vivant et participation réelle de l’amour de Dieu pour l’humanité et de l’amour du Christ Seigneur pour l’Eglise son Epouse. Et c’est précisément à refléter cet amour indissoluble, fidèle et fécond que s’engagent les époux chrétiens lorsqu’ils se marient.
UN EXEMPLE D’AMOUR CHRETIEN CHEZ LES EPOUX : LOUIS ET ZELIE MARTIN
En parlant d’amour chrétien chez les époux, nous avons besoin d’être aidés par des exemples concrets. Et, s’il y en a qui peuvent nous y aider, ce sont bien les parents de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, les bienheureux Louis et Zélie MARTIN, qui aujourd’hui ont étés canonisés à Rome.
La première chose qui nous frappe en découvrant leur vie, c’est l’appel qu’ils nous lancent à vivre la sainteté dans le quotidien le plus ordinaire des jours. Avouons que ce n’est pas forcément notre préoccupation première. Certes, le jour de la fête de Tous les Saints, nous entendons l’évangile des Béatitudes; nous savons bien que la vie chrétienne a quelque chose à voir avec la sainteté … mais de là à vouloir devenir des saints, il y a un grand pas que nous nous gardons bien souvent de franchir. Ce n’est pas le cas de Louis et de Zélie Martin. La sainteté faisait partie de leur projet de vie. Un jour, Zélie Martin écrira à ses filles Marie et Pauline: «Je veux devenir une sainte, ce ne sera pas facile; il y a bien à bûcher et le bois est dur comme une pierre. Il eût mieux valu m’y prendre plus tôt, pendant que c’était moins difficile, mais enfin ‘mieux vaut tard que jamais’».
Louis et Zélie ont compris que la sainteté n’était pas autre chose que la vie chrétienne prise au sérieux. Le secret de leur vie chrétienne a tenu en trois mots: «Dieu premier servi». La vie des époux Martin ressemble à la nôtre. Certes, nous la voyons aujourd’hui marquée par leur époque, par la mentalité du temps et la culture de leur milieu. Mais, fondamentalement leur existence ressemble à celle de millions d’autres: une vie de couple où les tempéraments de Louis et de Zélie, si différents par certains côtés, apprennent à s’ajuster; une vie de famille nombreuse; une petite entreprise qui est source de revenus mais aussi de bien des soucis; des joies familiales, le souci des vieux parents, des épreuves de santé, des deuils, une pratique religieuse fidèle qui devait être semblable à celle d’un certain nombre de pratiquants pieux de la paroisse «Notre-Dame» au 19° siècle.
Pourtant, chez eux, cette vie quotidienne qui n’a rien d’extraordinaire ni d’héroïque, va être habitée par cette perception profonde de la présence mystérieuse de Dieu, par cette conviction que nous sommes sous sa Providence, c’est-à-dire que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu. Cette foi qui les guide s’exprime en une confiance profonde dans cet amour que Dieu a pour nous. Si le Seigneur est là, s’il nous aime, s’il veille sur nous et nous guide, pourquoi avoir peur? Laissons-nous conduire par lui. Voici un exemple de Zélie: «Quand je pense à ce que le bon Dieu, en qui j’ai mis toute ma confiance et entre les mains de qui j’ai remis le soin de mes affaires, a fait pour moi et mon mari, je ne puis douter que sa divine Providence ne veille avec un soin particulier sur ses enfants».
* Qu’en est-il pour nous? Vivons-nous dans cet accueil de la présence de Dieu en nous? Laissons-nous le Seigneur nous établir dans la confiance et dans la paix?
Louis et Zélie cherchent à découvrir ce que Dieu attend d’eux et à faire sa volonté. C’est cette recherche qui guide les décisions qu’ils sont amenés à prendre ou leurs actions quotidiennes, dans les grandes comme dans les petites choses. Inviter à faire la volonté de Dieu est également au cœur de l’éducation qu’ils donnent à leurs filles. Ils cherchent à déchiffrer à travers les événements de leur vie ce que Dieu veut leur faire comprendre, pour qu’ils puissent dire «oui» comme la Vierge Marie à l’ange de Dieu. Ils cherchent à faire la volonté de Dieu dans leur vie de couple, dans l’éducation de leurs filles, dans leur vie de famille, dans leur travail professionnel, dans leur vie de paroisse ou d’association. Ils ne font pas de séparation entre une sphère religieuse de leur existence et une sphère profane. Ils savent que c’est toute leur vie qui doit être sanctifiée, qui doit être vécue sous le regard de Dieu.
* Qu’en est-il pour nous? Notre vie est-elle toute éclairée par l’Evangile? A-t-elle ses zones d’ombre? Ses résistances à l’Esprit? Profitons-nous du temps pour nous mettre dans la lumière de Dieu.
Louis et Zélie cherchent, chacun à leur manière et chacun aux différentes étapes de leur existence, à discerner l’attitude de foi que Dieu attend d’eux. Devant le danger de mort qui guette tel ou tel de leur nouveau-né, devant l’apparition du cancer pour Zélie, celle de la maladie cérébrale pour Louis, ils prient, ils demandent au Père, comme le Christ aux Jardin des oliviers, d’éloigner cette coupe d’eux-mêmes mais ils ajoutent aussitôt comme Lui: «que ta volonté soit faite et non la mienne». Zélie dit à ses filles: «Nous devons nous mettre dans la disposition d’accepter généreusement la volonté du bon Dieu, quelle qu’elle soit, car ce sera toujours ce qu’il peut y avoir de mieux pour nous».
Louis et Zélie cherchent l’attitude juste pour se donner à Dieu et se donner aux autres. Dans sa dernière lettre, adressée à son frère, quelques jours avant sa mort, Zélie écrit: «Que voulez-vous? Si la Sainte Vierge ne me guérit pas, c’est que mon temps est fait et que le bon Dieu veut que je me repose ailleurs que sur la terre … ». Louis, de son côté, voit partir chacune de ses filles vers la vie religieuse. Il risque de se retrouver seul mais il ne veut pas les garder pour lui. Il vit la situation d’Abraham à qui Dieu demande son fils. Lors de l’entrée de la petite Thérèse au Carmel, à quelqu’un qui lui dit qu’il n’a rien à envier à Abraham, il répond vivement: «Oui, mais, je l’avoue, j’aurais levé lentement mon glaive, espérant l’ange et le bélier».
Oui, Louis et Zélie Martin veulent suivre le Christ qui prend cette route du don total de soi-même et ils savent dans la foi quelle fécondité contient un tel don. En contemplant leur vie, nous voyons que c’est bien dans la prière, dans l’Eucharistie, dans une vie ecclésiale régulière et dans une attention très réaliste aux autres, qu’ils puisent, au jour le jour, le dynamisme de leur don de soi. Ils sont ainsi les témoins de la joie, de la vraie joie, celle de croire et de vivre dans le Christ.
Frères et sœurs, nous célébrons ce matin l’Eucharistie du Seigneur. Nous sommes, nous aussi, appelés à nous décentrer de nous-mêmes, à nous tourner vers les autres et à vivre un véritable don de soi. Que Louis et Zélie Martin nous montrent la route. Qu’ils intercèdent pour les évêques réunis en synode pour aider les couples et les familles. Mais qu’ils intercèdent aussi pour nous tous: qu’ils nous aident, pendant ces temps difficiles que nous vivons, à poursuivre notre marche avec le Seigneur, d’un pas plus résolu. Amen.